Contre le tirage au sort ?
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Place des orateurs, 3
4000 Liège
L'Institut de la décision publique a organisé un colloque international étudiant les limites du recours au tirage au sort dans nos systèmes politiques. Il s'est tenu à l'Université de Liège, le vendredi 4 novembre (Faculté de Droit, de Science politique et de Criminologie - Salle du conseil), de 9h00 à 18h00.
La démocratie représentative meurt à petit feu… Place à la démocratie délibérative ! Depuis plusieurs décennies, un phénomène de crise de la démocratie représentative est décelé et étudié par de nombreux chercheurs (Sintomer, 2011 ; Revault d’Allones, 2013 ; Cohendet, 2004 ; Rouban, 2019). Le constat, largement partagé, fait état d’une fatigue démocratique, d’une perte de confiance dans les institutions débouchant sur une crise de légitimité visant le personnel politique. Les élus sont devenus des professionnels vivant pour, mais surtout de la politique (Weber, 1919 ; Offerlé, 1999 ; Ollion, 2017). Ce groupe, perçu de l’extérieur comme homogène socialement, est parfois considéré comme constituant une caste faisant de notre système politique, non pas une démocratie représentative, mais une aristocratie élective (Manin, 1995).
Pour répondre à cette crise démocratique, de nombreux chercheurs, à la suite notamment des travaux de Bernard Manin, ont redécouvert une pratique autrefois unanimement considérée comme démocratique : le tirage au sort (Van Reybrouck, 2013). Cette pratique se retrouve souvent opposée à l’élection, qui était déjà décrite comme aristocratique par Montesquieu ou Rousseau. Éminemment centrale dans la démocratie athénienne puis dans les cités italiennes du xve siècle, le tirage au sort comme mode de sélection des décideurs politiques a fait l’objet de nombreux travaux en sciences politiques.
Ainsi, le tirage au sort est perçu par de nombreux intellectuels comme l’ultime solution à la crise majeure qui touche nos systèmes représentatifs (Sintomer, 2007 ; Delannoi, 2011 ; Van Reybrouck, 2014 ; Rousseau, 2017). En effet, l’abstention augmente chaque année lors des scrutins dans de nombreux pays et la confiance dans les institutions et dans les élus ne cesse de diminuer, entraînant une réelle remise en question de notre système électif. Le système d’élections compétitives n’est dès lors plus considéré comme le mode de sélection le plus efficace pour diriger et représenter l’ensemble de la population dans la mesure où il débouche sur des votes discriminatoires favorisant ceux ayant du pouvoir et des ressources (Guerrero, 2014 ; Abizadeh, 2021 ; Landa et Pevnick, 2021). Les élections se transformeraient alors en unique instrument de contrôle du peuple sur des milliers de décisions les impactant directement (Zakaras, 2010). Face aux limites du gouvernement représentatif, une alternative est proposée : le tirage au sort. Ses vertus égalitaires, tant sur l’égalité des chances que sur la présupposition d’une égale compétence politique entre les citoyens, sont historiquement mises en avant (Manin, 1995 ; Cervera-Marzal, 2013). Il permettrait de se détacher de la particratie favorisant une attitude délibérative beaucoup plus ouverte ainsi qu’une plus grande diversité cognitive permettant une meilleure prise en compte des opinions et des besoins du « peuple » (Vandamme, 2018). Le tirage au sort serait donc la solution pour reconstruire le lien de confiance via des jugements plus conformes à l’intérêt public (Mansbridge, 2013 ; Courant, 2018 ; Sintomer, 2019).
La littérature scientifique publiée à ce jour apparait largement favorable à un retour de la pratique du tirage au sort pour donner un nouveau vent de fraicheur à nos institutions démocratiques à bout de souffle. Cependant, le tirage au sort mérite aussi d’être envisagé de manière critique dans une perspective de questionnement démocratique. Il ne s’agit pas de rejeter l’appel par le sort de citoyens à siéger dans une assemblée pour des raisons philosophiques et idéologiques qui pourraient être reliées à une certaine haine de la démocratie (Rancière, 2005) ou à un mépris du peuple apparenté à une crainte des masses (Balibar, 1997). L’objectif de ce colloque est d’ouvrir la réflexion sur les critiques possibles du tirage au sort. Bien que permettant une diversification dans la participation, le tirage au sort ne peut en effet faire participer activement qu’une infime partie de la population. Dans sa vision associative, le courant de la démocratie délibérative nie parfois l’existence du conflit en politique (Mouffe, 2016), proposant d’employer le tirage au sort dans la recherche d’un consensus. Cette négation du conflit propose une vision de la politique dépolitisée, aseptisée, éloignée de la proposition agonistique de Chantal Mouffe (2016), menant parfois même à une vision apolitique de la politique. Le tirage au sort est également présenté comme une solution pour remédier à la corruption du personnel politique (Fishkin, 2018), même si cette piste mériterait d’être étayée empiriquement. Le tirage au sort ne risque-t-il pas de comporter son lot de conséquences inégalitaires liées à un manque de prise en compte des déterminants sociaux, de l’inégale répartition de capital culturel entre les citoyens, pouvant mener à des dérives lors des expériences concrètes de démocratie participatives, dans la lignée des réserves émises par les travaux de Daniel Gaxie (1978) et de Pierre Bourdieu (1979).
Enfin, en partant des expériences concrètes qui fleurissent un peu partout sur le globe, une prise de recul critique sur une pratique parfois idéalisée et trop peu remise en question est désormais nécessaire. Le G1000 en Belgique, la Convention citoyenne sur le climat organisée en France, l’installation d’un conseil de citoyens tirés au sort en Communauté germanophone en Belgique, les expériences de réflexion constitutionnelles en Irlande et en Islande sont autant exemples d’utilisation du tirage au sort qu’il serait intéressant d’analyser de manière critique, sous l’angle du respect du principe d’égalité. Plus fondamentalement, des arguments philosophiques peuvent également apporter un autre regard sur le tirage au sort comme mode de sélection des gouvernants.
Les contributions feront l'objet d'une publication intitulée Against sortition in politics ? (ouvrage à paraître fin 2023).
Les interventions sont disponibles en ligne à partir du programme suivant :
Sortition and Equality. Towards an apolitical model of representation? | Geoffrey Grandjean (ULiège)
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Les termes du débat – The terms of the debate
Questions actuelles et urgentes sur l’usage du tirage au sort | Gil Delannoi (Sciences Po Paris)
The Necessity of a Design-based Discourse in the Evaluation of Random Political Recruitment | Oliver Dowlen (Sciences Po Paris)
Comptes ou mécomptes démocratiques ? Rancières et Spinoza | Charles Ramond (Paris-8 Vincennes - Saint-Denis)
Le tirage au sort et la représentation – Sortition and representation
Inclusion ou représentation ? Un questionnement sur les fondements argumentatifs du tirage au sort pour les assemblées délibératives | Clarisse Van Belleghem (Université catholique de Louvain)
Equality of Opportunity, Equality of Outcome, and the ‘Democratic’ case for lotteries | Annabelle Lever (Sciences Po Paris) & Chiara Destri (Goethe University)
Sortition and consciousness of injustice | Pierre-Étienne Vandamme (Fonds de la Recherche Scientifique-Université Libre de Bruxelles)
Le tirage au sort à l’épreuve de la légitimité démocratique | Didier Mineur (Sciences Po Rennes)
Le tirage au sort et la délibération – Sortition and deliberation
Turn Down the Noise on Citizen Assemblies | Alex Kovner & Keith Sutherland (University of Exeter)
Lottocracy versus democracy | Stefan Rummens & Raf Geenens (KU Leuven)
Le tirage au sort dans le cadre des panels citoyens européens : la délibération sacrifiée sur l’autel de la représentativité ? | Jessy Bailly (Sciences Po Aix et Université Libre de Bruxelles)
Le tirage au sort et les assemblées – Sortition and assemblies
Superminority: Sortition and the Democratic Diarchy | Keith Sutherland & Alex Kovner (University of Exeter)
Des réseaux sociaux à l'Assemblée : Quelles institutions pour une démocratie directe au xxie siècle ? | Jérôme Hergueux (Centre national de la recherche scientifique)
L’assemblée tirée au sort, artifice de gouvernance démocratique ? Le cas de la Convention Citoyenne Pour le Climat | Vincent Aerts (ULiège)
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Conclusion | Archibald Gustin (ULiège)