Geoffrey Grandjean : « Le tirage au sort est une expression politique du capitalisme néolibéral basé sur un fondement de type religieux ».



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Entretien

Le Professeur Geoffrey Grandjean dirige un ouvrage qui vient de paraître, intitulé Against sortition? The Problem with Citizens Assemblies. Il nous a convié pour un entretien, en prenant l’air frais de son Ardenne natale. Nous l’avons donc accompagné pour un entretien, en sillonnant le parc naturel des deux Ourthes, au rocher du Hérou. Durant l’entretien, il ne cessera d’entrecouper notre échange en nous invitant à sentir l’odeur de la forêt, à observer les castors qui réalisent un travail de sape en construisant des barrages ou encore à écouter alternativement le bruit et le silence de l’Ourthe.

Geoffrey Grandjean, vous publiez un ouvrage collectif intitulé Against sortition? Pourriez-vous nous retracer la genèse de ce projet.

Notre projet n’aurait jamais vu le jour sans la publication du livre de David Van Reybrouck, Contre les élections, il y a maintenant dix ans. Au moment de la sortie de ce dernier, j’avais été interpellé par la vision organiciste promue par cet auteur à succès. En effet, l’auteur établit un parallèle fort entre notre corps social et le corps biologique, à tel point que les « maux » et les « symptômes » dont souffre notre démocratie peuvent être guéris, selon lui, par des « remèdes ». J’ai toujours été vigilant quand un intellectuel compare une société humaine à un corps biologique, car pour moi, cela est synonyme de déterminisme conservateur. Depuis la publication de cet ouvrage, le tirage au sort semble être la solution miracle qui va résorber le fossé qui ne cesse de se creuser entre les gouvernants et les gouvernés. Cela m’interroge : s’il y avait une solution miracle, les êtres humains n’auraient pas attendu les années 2000 pour la trouver.

Face au succès qui ne s'est jamais démenti de l’ouvrage de David Van Reybrouck, il m’a semblé indispensable de réunir une série de collègues, qui se sont spécialisés sur le tirage au sort en politique, pour avoir un regard plus critique. C’était l’objectif de la journée d’étude qui s’est tenue à Liège, le 4 novembre 2022 et dont les interventions ont été retravaillées et enrichies par d’autres collègues pour former l’ouvrage dirigé qui vient de paraître.

Notre ouvrage dirigé, il faut donc le comprendre comme une volonté d’attirer l’attention des décideurs politiques et des citoyens sur toute une série de problèmes que pose le tirage au sort comme mode de sélection des gouvernants et comme mode de constitution des assemblées citoyennes. Sans être trivialement critique, il offre un tour d’horizon complet des enjeux et problèmes que soulève le tirage au sort en politique.

À propos de l'ouvrage Against sortition?

This book represents the first comprehensive attempt to scrutinize the theoretical challenges that the return of sortition in politics has to face. Anyone interested in the issue should read it.

Yves Sintomer, professor of political science, Paris 8 University, and associate member, Nuffield College, University of Oxford

Justement, abordons ces problèmes. Quels sont-ils selon vous ?

Le double fil rouge qui constitue la trame de notre ouvrage est tissé autour du principe d’égalité et de neutralité. Toutes les contributions peuvent être lues au regard de deux questions : le tirage au sort garantit-il l’égalité des citoyens et voulons-nous un système politique placé sous le sceau de la neutralité du mode de sélection des gouvernants. Deux exemples de réponses apportées par cet ouvrage permettent de comprendre les enjeux. Le premier exemple interroge les critères traditionnellement utilisés pour tirer les citoyens au sort (origine géographique, niveau de diplôme, genre et âge). À aucun moment, on ne met en place des critères permettant de s’assurer que tous les citoyens pourront effectivement participer s’ils sont tirés au sort : quid de l’indépendant qui travaille le samedi si le panel se déroule le weekend ? quid du travailleur de nuit, qui sera bien fatigué s’il doit participer en journée à un panel citoyen ? En fait, quand vous regardez les dispositifs de commissions délibératives organisées pour le moment en Belgique, ils garantissent la constitution d’une nouvelle élite politique, que le tirage au sort légitime : celle qui a l’intérêt, le temps et l’argent pour se consacrer à la participation citoyenne. C’est loin d’être une vision égalitaire de la participation politique. Je dirais même qu’on met à mal le principe d’égalité et de non-discrimination des citoyens. Le deuxième exemple concerne le principe de neutralité promu par le tirage au sort. En effet, le tirage au sort est effectué sur la base d’un algorithme qui s’assure de la diversité des profils devant siéger dans une assemblée citoyenne. Fini donc le débat d’idée qui précède la désignation des représentants politiques, comme c’est le cas pour les campagnes électorales. Finie la reddition des comptes par des échanges parfois houleux suite à l’exercice d’un mandat. On peut critiquer l’élection comme mode de désignation élitiste, il n’empêche que les campagnes électorales ont un avantage : elles suscitent un regain d’intérêt des citoyens qui vivent davantage au rythme des débats d’idées. Avec le tirage au sort, l’algorithme s’occupera parfaitement de la sélection des gouvernants, sans débat d’idées. Sélectionner les gouvernants, par le sort, sans débattre d’idées, ce n’est pas faire de la politique.

Sur l'absence de débat d'idées

Sélectionner les gouvernants, par le sort, sans débattre d’idées, ce n’est pas faire de la politique.

Geoffrey Grandjean, Professeur de science politique, Université de Liège

On sait que les procédures de tirage au sort sont basées sur un algorithme qui détermine la liste des citoyens appelés à siéger, s’ils le souhaitent. Qu’en pensez-vous ?

C’est l’enjeu le plus fondamental qui pose une question majeure : dans quel système politique souhaitons-nous vivre ? Les opérations de tirage au sort sont opérées sur la base d’un algorithme qui s’assure de la diversité des profils devant siéger dans une assemblée citoyenne, comme je viens de le dire. L’algorithme fera d’autant mieux l’affaire qu’il classera parfaitement les citoyens dans des cases. Il a en effet besoin de catégories pour s’assurer de la diversité des profils siégeant dans une assemblée citoyenne. Autrement dit, le rêve du tirage au sort que certains experts nous vendent n’est rien d’autre qu’un déterminisme social accentué, d’où, me semble-t-il, la vision organiciste promue par David Van Reybrouck. Promouvoir le tirage au sort, c’est entériner l’idée que les citoyens pensent comme ils sont socialement. Fini la complexité des opinions politiques qui se construisent au gré des multiples expériences de la vie.

L’utilisation d’un algorithme pose la question du fondement de notre société. L’élection (et le suffrage universel) présente un avantage : elle autonomise la société dans la mesure où les citoyens choisissent eux-mêmes leurs représentants, même si j’ai bien conscience que les partis politiques court-circuitent en partie ce choix autonome. Avec le tirage au sort, l’idée d’autonomie est définitivement remise en question. Ce ne sont plus les citoyens qui choisissent leurs représentants, c’est le calcul algorithmique, qui bien souvent échappe à la compréhension de la plupart des citoyens et des élus. Autrement dit, en privilégiant le tirage au sort, on retombe dans une société hétéronome puisque le fondement de la société n’est plus en nous, il est dans une autorité ou une entité qui nous dépasse : l’algorithme. C’est à nouveau une vision déterministe qui est promue par les défenseurs du tirage au sort. Ce fondement hétéronome fait directement écho à l’arrière-plan religieux qu’avait le tirage au sort dans l’Athènes antique, avant qu’il ne connaisse progressivement un processus de sécularisation. Ce fondement fait également directement écho à l’injonction que la religion prescrivait de suivre lorsque le tirage au sort était utilisé sous la République romaine. Avec le tirage au sort, nous perdons notre autonomie au profit d’une force hétéronome.

De ce double point de vue, le tirage au sort est une expression politique du capitalisme néolibéral basé sur un fondement de type religieux.

À propos de l'ouvrage Against sortition?

Against Sortition? – the quotation mark is of course of the utmost importance – provides a complete critical examination of selection by lot in politics, at safe distance from both the eccentric apologetic endorsements of the procedure we sometimes read, and the equally unconvincing contempt it still faces in academia and civic discourse. Let's hope that this book will mark the coming of age of studies on sortition and lotteries.

Antoine Chollet (Université de Lausanne)

Reconnaissez que de nombreux experts se penchent sur ces nouveaux dispositifs afin de revigorer la démocratie ?

On peut légitimement se demander pourquoi certains experts sont si friands du tirage au sort. De manière un peu cynique, ne serait-ce tout simplement pas pour exercer le pouvoir ? Dans l’analyse que nous réalisons de l’institutionnalisation du tirage au sort en Belgique, on constate clairement qu’il y a un groupe déterminé d’« entrepreneurs du tirage au sort ». Ce sont toujours les mêmes experts qui ont voix au chapitre, à tel point qu’ils se cooptent entre eux quand il faut faire intervenir d’autres experts. De ce point de vue, on évolue en Belgique dans un vase clos où toute opinion dissidente est minorisée, notamment par certains entrepreneurs du tirage au sort, par certains élus qui y sont favorables et par certains journalistes. Avec l’institutionnalisation du tirage au sort dans nos démocraties, on assiste en fait à un changement en profondeur de notre mode de représentation. Un système politique fondé sur le tirage au sort se transformera en épistocratie où les experts, devenus dominants, seront les seuls à déterminer la sélection des gouvernants. Or, les experts n’ont aucune légitimité démocratique pour faire cela. Le pouvoir appartient aux citoyens. C’est également un enjeu abordé dans notre ouvrage.

Vous insistez sur l'importance du pouvoir appartenant aux citoyens. N'assistons-nous pas à une mutation du lien représentatif avec les dispositifs de tirage au sort ?

Tout à fait ! Il est permis de douter de la capacité du tirage au sort à favoriser un sentiment collectif. À partir du moment où le hasard statistique fait bien les choses, n’existe-t-il pas un risque de dévalorisation de l’intérêt collectif ? J'en veux pour preuve les résultats d’une étude analysant les perceptions des personnes n’ayant pas participé au panel citoyen bruxellois sur la mobilité en 2017, qui montrent notamment que 47,8 % des répondants pensent que les participants défendent uniquement leurs intérêts personnels sans essayer de promouvoir le bien commun. Il s’agit évidemment de perceptions de citoyens n’ayant pas participé. Toutefois, ces résultats n’en témoignent-ils pas moins d’un potentiel danger qui guette un système politique fondé en partie sur le tirage au sort ? À partir du moment à la sélection des gouvernants ne repose plus sur l’idée d’un mandat unissant ceux-ci aux gouvernés, le tirage au sort ne libère-t-il pas les pulsions individualistes des citoyens ? Le mode de sélection aléatoire implique que le citoyen ne peut que se représenter lui-même, puisqu’il n’a reçu aucun mandat et qu’il n’a consécutivement aucune obligation envers les autres citoyens. Une forme d’individualisation de l’exercice du pouvoir politique pourrait donc prendre place dans le système politique belge. En outre, cette individualisation pourrait être renforcée par le fait qu’il n’y a pas de mécanisme de réédition des comptes à la fin du mandat des citoyens tirés au sort. Ces derniers peuvent alors se laver les mains des décisions prises. Une forme d’irresponsabilité politique est susceptible de s’installer dans le système politique belge, surtout si les débats et les votes des citoyens tirés au sort sont rendus anonymes comme cela est parfois proposé. Je ne veux toutefois pas tirer de conclusions trop hâtives. En effet, le tirage au sort est intimement lié à la délibération. Celle-ci constitue indéniablement un rempart aux pulsions individualistes, car l’échange d’arguments est véritablement de nature à donner un sens collectif aux décisions adoptées par les panels citoyens.

À propos de l'ouvrage Against sortition?

This book offers a critical analysis of the democratic potential of sortition, based on in-depth theoretical reflections and an uncompromising assessment of citizens' panels. Far from closing the debate, it will undoubtedly serve as a reference for future discussions.

Samuel Hayat, CNRS researcher in political science, Centre for Political Research at Sciences Po (CEVIPOF)

La critique est aisée mais l'art est difficile. Quelles sont vos propositions pour renouer le fil entre les gouvernés et les gouvernants ?

Cela fait désormais plus de dix ans que je propose le décumul temporel des mandats, autrement dit limiter dans le temps l’exercice de mandats politiques afin de garantir un plus grand partage du pouvoir. Il est indispensable de garantir une rotation des charges et seul le décumul temporel peut le permettre.

Ensuite, il faut tirer les leçons des recherches qui montrent la plus-value des assemblées délibératives. Sur ce point, je suis aussi enthousiaste que les entrepreneurs du tirage au sort. Appliquons ce mode de décision dans les classes et construisons une citoyenneté partagée afin de transmettre dès le plus jeune âge l’importance de la délibération politique, qui pourra être mise en œuvre dans tous les cénacles que fréquenteront ces jeunes plus tard (professionnels, associatifs, politiques, entre autres). S’exercer au rôle de citoyen à l’école est un moyen pour renouer le fil. Les cours de philosophie et citoyenneté reste, de ce point de vue, une démarche à soutenir.

Enfin, il est de temps de restaurer la confiance entre nous. Ce n’est pas en confiant à un algorithme le soin de tisser à nouveau le lien qui unit les gouvernés et les gouvernants que nous allons restaurer cette confiance. Insistons sur le temps du dialogue, du débat d’idées, parfois vif, au sein de toute une série d’institutions organisées dans notre société. Je pense à tous ces corps intermédiaires qui font vivre un système politique : les syndicats, les associations, l’Église, les centres d’action laïque, etc. Ces corps mériteraient d’être davantage représentés dans nos institutions, par exemple dans une seconde chambre, non pas tirées au sort, mais constituées de représentants des corps intermédiaires.

Geoffrey Grandjean, nous arrivons au terme de notre échange et de cette promenade. Que vous inspire votre Ardenne natale, comme politologue ?

Je suis devenu un citadin d’adoption. Je ne quitterai jamais Liège où j’ai la chance de travailler, de vivre et de tisser tous mes liens sociaux. Trois ou quatre fois par an, je ressens toutefois le besoin de retourner sur mes terres natales. J’ai besoin de me promener au milieu des forêts qui voient alterner feuillus et épicéas. Je me coupe du monde pendant plusieurs heures et je me surprends à rêver, comme je le faisais durant mon adolescence. Souvent, je me dis que nous ne rêvons plus. J’invite d’ailleurs toujours mes étudiants à rêver, notamment d’un point de vue professionnel. Rêver, c’est avoir les pieds sur terre et la tête dans les étoiles. Si les extrémismes et les populismes fleurissent aussi facilement en Europe, c’est parce qu’à mon sens, en ne luttant plus collectivement et politiquement contre les inégalités sociales et économiques, on n’a plus été en mesure de vendre du rêve aux citoyens qui créent l’espoir du changement permanent. Notre avenir semble bouché, sombre. Je me refuse à tomber dans cette sinistrose. Osons rêver d’un monde sans cesse meilleur, dont la clé de voûte sera une recherche toujours plus accrue de l’égalité entre nous tous. C’est peut-être là l’effet euphorisant de mes promenades forestières dont j’ai tant besoin plusieurs fois par an.

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